Ni Google News, ni Lamartine
L’écriture
journalistique existe-t‑elle
?…
Apparemment naïve, cette question
met
en lumière une ambiguïté, qu’il faut interroger avant même de penser
à
écrire le premier mot de son tout premier article.
Les
manuels d’écriture journalistique sont un des petits plaisirs des
universitaires,
qui
se pourlèchent les babines à l’idée d’en pourfendre les
prétentions
normatives. Pour les spécialistes de la narratologie classique
(notamment
Adam, 1997 :11‑35),
il est aisé de démontrer à quel point
les
genres journalistiques sont poreux, flous et, pour tout dire, bien peu
scientifiques.
Pour les sociologues d’inspiration critique, il est tout aussi
réjouissant
de dénoncer une mise en ordre du monde reproductive, formatée
et
sérialisée par des règles d’écriture mettant en sommeil le sens
critique
des individus. L’un et l’autre reproches sont pertinents. Après tant
de
mise en procès du journalisme, il est étonnant de constater à quel point
certains
manuels, certains discours entretiennent pourtant l’illusion d’un
code
de l’écriture journalistique, en dehors des clous duquel il n’y aurait
point
de salut professionnel.
Sans
doute ne peut-on
comprendre
la persistance de ce mythe de l’écriture
efficace,
sans le replacer dans le contexte d’une identité professionnelle fragile,
récente
et toujours délicate à établir. Dans la tradition française, le
journalisme
s’est toujours défini dans la filiation abâtardie de la politique et
de
la littérature. Aujourd’hui encore, le syndrome du journaliste réfugié en
cette
occupation, des suites de ses déceptions en disciplines “nobles”, reste
très
présent. On observe aussi toujours la volonté de journalistes, célèbres
ou
non, de redorer leur réputation par la parution d’un texte littéraire. De
même
que le passage “de l’autre côté de la barrière politique” demeure
une
tentation constante des professionnels de l’information. On ne compte
plus
les journalistes débauchés par des partis, parfois davantage pour leur
célébrité
médiatique que pour leur génie visionnaire…
Cette
tradition politico-littéraire
s’accompagne
d’une écriture au “je”, et
parfois
d’une glorification de l’ego. Elle trouve ses racines dans de grandes
figures
historiques qui, de Chateaubriand à Thiers, en passant par Camille
Desmoulins,
Zola, Daudet, Camus et bien d’autres… dessinent une tension
entre
l’homme de lettres et l’homme de pouvoir, entre l’opinion et
la
propagande. Cette tradition est, aujourd’hui encore, marquée par le
modèle
démocratique classique, qui veut que tout un chacun – en vertu du
principe
de délégation de la liberté collective d’expression des opinions en
une
liberté de la presse, exercée quotidiennement par journalistes au nom
du
public – puisse exercer ce métier sans condition de formation particulière.
On
sait que, dans la réalité des recrutements rédactionnels, ce beau
principe
se heurte aujourd’hui à des exigences techniques et intellectuelles
de
plus en plus spécifiques. Mais, dans la culture francophone, la période
de
l’après-guerre
a
encore vu des générations complètes d’autodidactes,
parfois
lettrés, parfois dilettantes, souvent engagés politiquement, peupler
les
rédactions. En un laps de temps relativement court, cette génération
a
laissé place à des journalistes formés en Écoles ou à l’Université, avec
les
avantages de la professionnalisation et les risques de formatage que
l’on
sait.
Cette
population a largement intégré les apports d’un journalisme standardisé,
y
compris dans ses méthodes. Mais la professionnalisation conserve
les
traces de l’affrontement entre l’apport anglo-saxon,
et
notamment ses
démarches
de reportage, et l’approche politico-littéraire
francophone.
On
verra
qu’il ne faut pas se fier à cette dichotomie simpliste entre culture
américaine
et européenne, particulièrement lorsqu’il s’agit d’interpréter les
pratiques
actuelles.
Comme
l’explique Bernard Voyenne (Voyenne, 1985 : 156), à l’aube du
xxe siècle,
le glissement de connotation du mot “reporter” va marquer
une
révolution. Alors qu’il désignait « la plus humble catégorie des gens
de
presse », il va devenir un des termes « des plus prestigieux et des plus
enviés
». Derrière les catégories de rubriques qui se dessinaient ainsi, se
profilaient
également des lieux de pouvoir symbolique : les éditorialistes,
les
polémistes, les critiques et les chroniqueurs conservaient l’héritage
littéraire
et
politique. Les reporters, surtout lorsqu’ils peuvent prétendre au
titre
de “grands”, se parent de l’aura des aventuriers et des correspondants
de
guerre, sans dédaigner le goût des lettres incarné par Jules Huret, Albert
Londres
ou Kessel.
Et
si les rubriques se dessinent, les techniques d’écriture se déclinent. Le
journalisme
moderne, issu de l’industrialisation, aura surtout apporté une
méthode,
celle du rapport au réel… Et avec elle, toutes les illusions de
l’objectivité.
C’est ce que Florence Aubenas et Miguel Benasayag appellent
la
religion des faits. « La presse anglo-saxonne
l’a
baptisée la “loi des
W” :
Why ? Where ? When ? Who ? En France, les manuels disent plus
simplement
qu’un article de presse doit répondre dès ses premières lignes à
quelques
questions cardinales : Où ? Quand ? Qui ? Pourquoi ? » (Aubenas,
Benasayag,
1999 : 47).
Le
crible de cette grille journalistique des W, apte à faire passer efficacement
les
dépêches télégraphiques, a montré ses évidentes limites. Il n’a su empêcher
les
dérapages médiatiques de la Guerre du Golfe ou de Timisoara
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