Depuis l’apparition d’une anomalie observée conjointement dans les données des détecteurs ATLAS et CMS, au Cern près de Genève, la planète physique est en émoi (voirnotre dossier de Science & Vie daté mai, en kiosque du 20 avril au 25 mai, n° 1184). Rien n’est encore confirmé, mais tout indique que les physiciens des particules tiennent enfin le signe qu’ils attendaient depuis des lustres. Celui qui, après 40 ans de règne sans partage d’une théorie pourtant manifestement incomplète – le modèle standard – les projettera dans une nouvelle ère de l’exploration des arcanes de l’infiniment petit.
UN CAILLOU DANS LA CHAUSSURE DU MODÈLE STANDARD
D’autant que le signal rendu public le 15 décembre n’est pas le seul caillou dans la chaussure du modèle standard, en passe d’être matérialisé au LHC, l’accélérateur géant du Cern. Il y en a un autre ! Plus discret, plus difficile à extraire des données, mais tout aussi réel que celui qui laisse croire aujourd’hui à l’existence d’une nouvelle particule qu’aucune théorie connue n’avait anticipée.
Ce coup de canif supplémentaire dans la vision que nous avons actuellement de l’univers élémentaire est le fait d’un autre détecteur en charge d’intercepter le produit des collisions entre protons à l’œuvre dans les tréfonds de l’accélérateur géant : celui de l’expérience LHCb. Plus spécialisé qu’ATLAS et CMS, celui-ci a été spécialement conçu pour étudier les désintégrations de particules composites comprenant un quark beauté (ou b), dont les théoriciens soupçonnent depuis longtemps qu’il puisse être la porte d’entrée de cette Terra incognita qu’ils cherchent sans relâche depuis des décennies. Or depuis un an, les anomalies se sont multipliées dans le LHCb.
D’ÉTRANGES DÉSINTÉGRATIONS
En mars 2015, comme nous vous le rapportions déjà (voir Science & Vie n° 1173, page 67, juin 2015), celles-ci ont d’abord pris la forme de directions de vol « non standards » pour certaines particules issues de la désintégration d’un méson B, une particule contenant un quark beauté. Précisément un K*, une des nombreuses particules composites appartenant au bestiaire du modèle standard, et deux muons, sorte d’électron obèse. Par ailleurs, le nombre de ces désintégrations apparaissait étonnamment bas.
Par la suite, les expérimentateurs du Cern, ont comparé la probabilité de désintégration d’un B en, d’une part un K plus deux muons, d’autre part un K plus deux électrons. Résultat : alors que le modèle standard prévoit qu’elles soient strictement égales, une différence significative a été mise en évidence entre les deux modes de désintégration.
Mais ce n’est pas tout. Alors que les processus décrits ci-dessus impliquent la transformation d’un B en une particule intégrant un quark étrange (« strange » en anglais), ou s, en l’occurrence un K ou un K*, les physiciens ont également analysé des processus où un B engendre une particule contenant un quark dit « charmé », ou c. Rebelote : de nouvelles anomalies ont été observées.
AUX ETATS-UNIS ET AU JAPON, DES ANOMALIES ONT AUSSI ÉTÉ OBSERVÉES
Autant d’anomalies dont certaines ont par ailleurs récemment été retrouvées dans les données de deux anciennes expériences, BaBar, aux Etats-Unis, et Belle, au Japon, comme en témoignent encore des résultats rendus publics la semaine dernière, lors d’un workshop organisé à Barcelone.
Certes, les équations du modèle standard qui décrivent la désintégration du méson B sont redoutablement difficiles à résoudre, et par conséquent les solutions associées entachées d’incertitudes. Si bien qu’il y a un an, l’urgence était de s’assurer de la validité des analyses menées dans le cadre du modèle standard. Mais 12 mois plus tard, comme l’indique Sébastien Descotes-Genon, directeur du Laboratoire de physique théorique, à Orsay, « de nombreux théoriciens travaillant sur le sujet pensent désormais qu’une telle piste est défavorisée. » Autrement dit, les regards se portent désormais vers une interprétation des données faisant appel à des processus « non standards ». D’autant plus que l’ensemble des anomalies observées est ainsi très facile à interpréter, aux dires des théoriciens. « Ce n’est pas une preuve, tempère Sébastien Descotes-Genon. Mais le fait est que l’on peut ainsi rendre compte de façon très économique des données du LHCb. » Au point que plusieurs théoriciens se sont déjà lancés dans l’exploration de théories au-delà du modèle standard, susceptibles de jeter un pont entre les anomalies des B et celle relevée par ATLAS et CMS !
LA PAROLE EST MAINTENANT À L’EXPÉRIENCE
Dans un cas comme dans l’autre, la conclusion sera avant tout expérimentale. Elle viendra lorsque des données supplémentaires permettront de trancher entre une fluctuation sans signification physique, et un signal porteur d’un message notifiant que l’actuelle théorie des particules élémentaires doit enfin céder la place à une autre, encore à construire.
Concernant l’étrange signal mis en évidence auprès d’ATLAS et CMS, tous les spécialistes s’accordent à dire que le dénouement interviendra avant la fin de l’été. A l’inverse, il est probable que les bizarreries constatées dans le creuset de LHCb nécessitent un peu plus de temps pour être élucidées. Quoi qu’il en soit, c’est à l’évidence à un ébranlement sans précédent auquel nous assistons actuellement dans la connaissance des fondements de notre univers. Qui pourrait bien se transformer rapidement en un véritable tremblement de terre !